Dans sa vidéo parue en mars 2018, le FigaroLive interpelle le très controversé Didier Bille, DRH pendant plus de 20 ans auprès de différents grands groupes, sur l’état des lieux des pratiques managériales des entreprises en France.

Des pratiques managériales infernales

Fort d’une expérience de 25 ans forgée au sein de grands groupes, M. Bille affirme avoir participé, individuellement ou collectivement, à plus d’un millier de licenciement. Un chiffre qu’il juge plutôt… faible. Rappelez-vous de l’exemple récent de Xavier Broseta, le fameux DRH d’Air France à la chemise arrachée qui avait annoncé ce jour-là le licenciement de 2900 personnes en une seule fois.

S’il insiste sur la difficulté de changer la mentalité des RH, notamment au niveau des pratiques managériales, il estime que les nouveaux concepts posent problème voire sont de vastes escroqueries : la « gestion des talents », « les générations X et Y », « l’employee engagement », etc. Les modes managériales évolueraient trop rapidement mais garderaient, pourtant, toujours le même but : « presser les salariés comme des citrons ».

M. Bille explique ensuite qu’il est utile de différencier ici les pratiques embêtantes des autres pratiques choquantes. La gestion des talents est vue par l’interviewé comme un « gaspillage » et une « débilité » mais qu’on peut néanmoins cohabiter avec. Tandis que d’autres pratiques plus dangereuses, comme la protection des managers harceleurs car on estimerait qu’ils ont plus de valeur, pourraient carrément briser des carrières entières.

Les raisons à cela ? Selon la vidéo, une législation et une justice bienveillante, des entreprises délinquantes, des syndicats faibles, des salariés résignés face au licenciement, un individualisme prégnant et des pratiques managériales parfois hors-la-loi qui deviendrait monnaie courante.

L’ampleur du phénomène

M. Bille souligne que de grands auteurs en France, comme Christophe Dejour, Marie Pezé, Daniele Linhart et Anne Marie Dujarier, ont déjà dénoncé de telles pratiques à travers des études plus approfondies et plus spécialisées en la matière pour comprendre que ce phénomène n’est ni marginal ni nouveau en soi. Sans oublier les différents rapports et études de l’Anact (Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail) allant dans ce sens. M. Bille rappelle par exemple que l’agence y estime que le nombre de burnouts, de dépressions et de suicides en travail est en constante augmentation d’année en année.

M. Bille va encore plus loin en parlant des pratiques illégales qui sont devenues la norme aujourd’hui, celles qu’on surnomme « business as usual » dans le milieu. Il cite l’exemple des faux en écriture utilisés notamment lors des transactions entre l’entreprise et l’ex-salarié, en cas d’un litige.

Une transaction est un document par lequel le salarié renonce (dans le cas présent) à poursuivre l’entreprise en justice en échange d’une somme d’argent. Selon M. Bille, une entreprise proposerait une transaction lorsqu’elle estime qu’elle n’a pas « les fesses propres » et qu’elle ne désire pas voir l’affaire aller au tribunal. Naturellement, un salarié, tant qu’il est encore sous contrat, resterait toujours « manipulable » par l’entreprise. Toutefois, quand il n’y est plus lié, il peut reprendre ses esprits et estimer par exemple qu’on ne lui donne pas assez.

Mais dans les faits, comment éviter une telle prise de conscience qui peut vite s’avérer gênante pour l’entreprise ? Selon M. Bille, simplement en lui faisant signer la transaction avant sa démission alors qu’elle n’est juridiquement valable que si elle est signée après la démission. Il suffirait alors d’apposer simplement sa signature sur un document postdaté pour que le tour soit joué. Une affaire de détail ? Non, cela resterait un acte illégal mais largement répandu aujourd’hui pour la simple raison qu’un DRH ne remettrait jamais à un salarié un document antidaté avec sa signature.

Une influence anglo-saxonne néfaste ?

L’interviewé dénonce également l’influence anglo-saxonne grandissante sur les méthodes managériales pratiquées de nos jours dans les grands groupes en France : « Aux Etats-Unis, tout salarié peut être viré du jour au lendemain, qu’il ait un jour, cinq ans ou vingt ans d’ancienneté, sans lui fournir la moindre explication».

Or c’est exactement là l’origine du problème de M. Bille. Il faut savoir que toutes les théories managériales encore émises aujourd’hui proviendraient uniquement des États-Unis, qui resterait le seul pays à s’y intéresser alors que tous les autres auraient arrêté : on ne parle plus par exemple de modèle scandinave ou de tout autre modèle… Ainsi, si un grand groupe, en France ou ailleurs, déciderait de tester une nouvelle théorie, il piocherait obligatoirement parmi celles qui se basent sur ce postulat.

De plus, ce qui encouragerait les entreprises à recourir plus facilement au licenciement serait qu’elles n’auraient pas à payer le coût de ce « gaspillage humain ». Ce coût serait porté plus facilement par des organismes comme Pôle Emploi, la Sécurité Sociale et autres organisations. M. Bille rappelle que toutes ces dérives sont rendues possibles maintenant, car la loi l’autorise, que les risques et punitions demeurent minimes et que les salariés se laissent faire.

Doit-on craindre les DRH ?

« Dans le meilleur des cas, les RH ne servent à rien. Et dans le pire des cas, elles servent à quelque chose… mais ce n’est pas spécialement bon pour les salariés ». C’est par ces mots que M. Bille a répondu à la question épineuse « doit-on craindre nos RH ? ».

La fonction des RH serait selon lui devenue aujourd’hui le bras armé de la Direction, des actionnaires et de leur politique de la terre brûlée, exécutant les ordres sans jamais se remettre en question et considérant que de telles dérives sont un « mal nécessaire ». M. Bille explique que le vrai métier d’un DRH serait d’être un avocat des salariés vis-à-vis de la Direction et un avocat de la Direction vis-à-vis de ses salariés. Un DRH devrait créer un équilibre, un lien social et surtout s’assurer que l’entreprise remplit ses objectifs à travers ses employés et non que les objectifs soient atteints au dépens des salariés comme cela serait parfois le cas.

Selon M. Bille, en moins de 30 ans, les RH sont devenus l’antithèse de ce qu’elles devraient être et les RH qui sont encore humaines aujourd’hui se sentent souvent menacées. Il subsisterait encore des entreprises souhaitant faire correctement leurs boulots, le problème étant que les RH de nos jours n’auraient plus de telles compétences, elles ne s’intéresseraient plus à la sociologie, à la psychologie du travail, etc. Dès lors, elles ne posséderaient plus les bons outils. Au contraire, de nos jours, pour réussir sa carrière au sein des RH, il serait préférable de faire abstraction de ses valeurs humaines et d’oublier l’éthique sociale.

M. Bille conclut sur la remise en question de la fonction RH : « Servent-elles à quelque chose ? Ne vont-elles pas disparaître dans quelques années ? Un débat encore timide à l’heure actuelle, mais qui avance à petits pas. Jusqu’à atteindre la France un jour ? ».